L’interactivité vue par une artiste ébéniste

Juliette Huneau, artiste ébéniste diplômée de l’École d’ébénisterie d’art de Montréal, incarne l’alliance parfaite entre savoir-faire traditionnel et innovation contemporaine. Elle fait partie des dix-sept artistes métiers d’art de la relève sélectionné.e.s pour l’exposition ÉCLOSION : Créations émergentes en métiers d’art, présentée à la Galerie Art Mûr du 19 octobre au 2 novembre 2024. Cette exposition collective offre une vitrine unique aux créateur.trice.s émergent.e.s. Juliette y dévoile des œuvres interactives offrant un défi à la fois esthétique et ludique.
Dans cette entrevue, réalisée par Thibault Bargat – étudiant à l’ÉÉAM, Juliette nous partage son parcours, ses inspirations et sa vision unique de l’ébénisterie d’art.
Le parcours créatif de Juliette Huneau
Peux-tu nous parler de la genèse de ton parcours d’ébéniste d’art ? Quel a été l’élément déclencheur ou l’expérience initiale qui t’a conduite vers cette pratique d’art ?
JH : Enfant, je passais mes étés en Haute-Savoie chez mes grands-parents. Dans le jardin se trouvait un tas de chutes de bois, et en fouillant les graviers on pouvait y découvrir une collection de clous rouillés par le temps. Mon premier marteau fut un galet plus gros que les autres, et une de mes premières œuvres probablement un repose bague constitué d’un morceau de bois dans lequel était planté un clou à la verticale. J’ai dû avoir mon premier kit d’outil autour de mes 9 ans. Avec l’adolescence, j’ai commencé à y passer moins de temps, et la vie en appartement parisien est assez peu compatible avec le développement de ce genre de passion. Arrivée au moment crucial de décider de mes études, j’ai commencé par choisir de faire un bac en musicologie. Mais l’appel de cette matière chaleureuse et parfois capricieuse qu’est le bois a de nouveau retenti et je me suis donc réorientée vers des études d’ébénisterie d’abord en France puis à l’EEAM.
Comment décrirais-tu ta démarche artistique globale ? Y a-t-il des thèmes récurrents ou des inspirations constantes dans ton travail ?
JH : De manière générale, je cherche à inspirer de la douceur, une incitation au ralentissement. J’utilise assez régulièrement la corde danoise dans mes projets car ce matériau a le don de me transporter sur le pont d’un bateau bercé d’un léger roulis. Cette thématique du ralentissement est aussi applicable à ces créations mécaniques mais sous une autre forme. Ces projets ont pour but d’agripper le public l’espace d’un instant, les incitant à prendre le temps de s’impliquer dans leur expérience. Le temps est d’ailleurs quelque chose que je veux explorer comme thématique principale d’un futur projet. Au niveau esthétique, les lignes que je travaille sont très souvent géométriques, avec plus d’angles que de courbes. Les architectures impossibles ou les géométries surréalistes me fascinent.

Les secrets partagés, œuvres interactives
Ta série de cabinets muraux « Les secrets partagés » est conçue afin de créer une interaction ludique avec le public. Est-ce que cette approche interactive est présente depuis longtemps dans ta démarche ou est-ce une manière d’explorer quelque chose de nouveau ?
JH : Ce goût pour l’interactivité est quelque chose qui me suit depuis l’université en musicologie où j’ai découvert la programmation sonore interactive. J’ai par la suite collaboré sur plusieurs projets d’installation interactive, enregistrant divers paramètres par le biais de capteurs pour ensuite les interpréter de manière sonore. Cet intérêt ainsi que l’émerveillement suscité par les cabinets secrets de David Roentgen m’ont poussé à faire une première version d’un cabinet secret moderne lors de mes études à l’EEAM. Ce n’est néanmoins pas tant le caractère secret que je veux travailler mais plus la façon de le découvrir au travers du jeu et de l’interaction. Cette approche, si elle n’est donc pas tout à fait nouvelle, est quelque chose que je veux maintenant développer.

Peux-tu nous parler des mécanismes que tu as intégrés dans « Les secrets partagés », notamment l’aimantation et les systèmes d’engrenage ? Comment ces mécanismes renforcent-ils le lien entre l’utilisateur, l’artisan et la pièce ?
JH : Chaque mécanisme utilisé pose une question à l’utilisateur et donc chaque action devient une réponse à cette question, la conversation est alors engagée. Chaque type de mécanisme demande une action différente en réponse, et a sa propre façon d’interagir avec le décor. Un mouvement linéaire de type slider, basé sur de l’aimantation, va nécessiter un chemin à parcourir, un élément pivotant, basé sur des engrenages, va lui rester en place. Aussi, et ce jusqu’à un certain point, chaque mouvement supplémentaire vient amplifier l’immersion dans la conversation, d’autant plus qu’un feedback sonore satisfaisant, causé simplement par les pièces du mécanisme qui s’entrechoquent, vient récompenser la résolution.
C’est cette pluralité d’action que j’ai voulu explorer à travers ces études. Comment ces différents mouvements, ces différentes phrases sont-elles imbriquées ? Est-ce que l’une débloque l’autre pour aboutir à un verrou unique comme dans Étude magnétique ? Ou alors sont-ce des phrases indépendantes ayant chacune leur propre pouvoir de verrouillage comme dans Étude mécanique ?
Le décor doit permettre le cheminement d’action déterminé tout en guidant l’utilisateur vers la résolution, inspirer le secret tout en tendant la main. Pour donner quelques indices : Étude magnétique se lit de gauche à droite et de haut en bas, Étude mécanique s’enroule sur elle-même en partant du centre et enfin Étude mixte combine les règles du jeu des deux précédents tableaux
Qu’est-ce qui a motivé le choix des matières utilisées dans « Les secrets partagés » ? Comment ces matières s’intègrent-elles dans la vision globale de ton projet ?
JH : Mon choix du matériau principal s’est porté sur le frêne car le veinage vertical marqué du frêne contraste avec ma ligne creusée, essentiellement horizontale. Sa couleur claire en fait aussi une belle toile de fond pour y développer un décor. De plus, il s’agit de frêne de la ville de Montréal, et cela est toujours plus satisfaisant de travailler avec des matériaux proches. Le choix du cerisier quant à lui est motivé par sa capacité à être découpé au laser ce qui me permet d’usiner mon système d’engrenage. Il apporte aussi une touche de chaleur au frêne. C’est d’ailleurs l’effet recherché par le choix du papier népalais pour le fond qui vient ajouter un côté cocon au secret à partager.

Comment souhaites-tu que le public réagisse ou se connecte aux œuvres que tu présentes à Éclosion ?
JH : Je veux avant tout intriguer le public, venir titiller son envie, que nous avons tous, d’appuyer sur le bouton pour voir ce qu’il déclenche, le surprendre à travers les différentes actions proposées, et si possible le voir repartir avec un peu de magie dans les yeux
En quoi « Les secrets partagés » marque-t-elle une évolution par rapport à tes créations précédentes ? Comment vois-tu ton travail évoluer après Éclosion ?

JH : Ce projet marque un retour à cette idée de pièce interactive effleurée lors de mes études. C’est un vaste champ d’action qui me passionne et me stimule énormément. Il vient chercher ce besoin de résolution de problème que je peux avoir et il entretient mon cœur d’enfant. Je souhaite donc poursuivre mon exploration et développer d’autres propositions mécaniques. Néanmoins je vais aussi continuer à faire du mobilier sur mesure qui me permet de travailler sur plein de projets différents qui ne sont pas les miens, ainsi que de pousser plus loin mon travail amorcé avec la corde danoise et notamment sur son utilisation à la verticale.
Le rêve créatif de Juliette Huneau
Pour conclure, si tu pouvais réaliser n’importe quel projet, seule ou en collaboration, sans contrainte de temps ou de budget, que créerais-tu et pourquoi ?
JH : Je pense que je voudrais faire un mur immense rempli de bulles d’interaction constituant une véritable saga narrative. Ce serait un grand projet collaboratif aussi bien dans sa conception que dans sa réalisation qui permettrait de s’ouvrir à d’autre corps de métier, d’autre matériaux et de sortir un peu de l’atelier.
Découvrez l’univers de Juliette Huneau
Exposition en métiers d’art contemporains
ÉCLOSION, Créations émergentes en métiers d’art
Date : du 19 octobre au 2 novembre 2024
Lieu : Galerie Art Mûr | 5826 St-Hubert, Montréal, QC H2S 2L7
Présentée par les huit écoles-ateliers en métiers d’art de Montréal : Atelier Textile, Centre de céramique Bonsecours, Centre des métiers du cuir de Montréal, Centre des textiles contemporains de Montréal, École d’ébénisterie d’art de Montréal, École de joaillerie de Montréal, École-atelier Lutherie-Guitare Bruand et Espace VERRE, en collaboration avec l’Institut des métiers d’art – Cégep du Vieux Montréal, le Conseil des Métiers d’art du Québec et la Galerie CRÉA.